La naissance de l'École Évangéline par Georges Arsenault
L’ouverture de l’École régionale Évangéline en 1960 constitue un événement d’une grande importance dans l’histoire de la région Évangéline. Elle représente aussi une étape marquante dans la survie de la langue française à l’Île-du-Prince-Édouard. Et parmi les écoles régionales de niveau secondaire qui ont ouvert leurs portes à l’Île-du-Prince-Édouard au début des années 1960, elle est la toute première.
C’est au sein du conseil général de la Société Saint-Thomas d'Aquin que l’idée d’une école secondaire acadienne a d’abord été discutée au début des années 1950. Les administrateurs de la SSTA discutaient régulièrement des problèmes de la communauté acadienne et des moyens à prendre afin de sauvegarder la vie française dans la province. La question de l’éducation était jugée primordiale.
La situation de l’éducation, et de l’éducation française en particulier, laissait effectivement beaucoup à désirer dans la communauté acadienne de la province. Les problèmes étaient nombreux et d'envergure.
D'abord, il y avait un manque d'enseignants compétents en français pour desservir les écoles acadiennes. La majorité des membres de la classe enseignante acadienne avait suivi leur cours pédagogique en anglais. De plus, la plupart des écoles dans les communautés acadiennes étaient de petites écoles rurales dans lesquelles on enseignait de la 1re jusqu'à la 10e année, et parfois même seulement jusqu’à la 8e année. Les élèves dans les classes avancées étaient très rares et ceux qui désiraient poursuivre leurs études en 11e et 12e années devaient fréquenter les couvents ou les collèges. Peu de parents avaient néanmoins les moyens de payer ces années d'études à leurs enfants. Ils devaient avoir recours à des emprunts de la SSTA ou, s’ils étaient chanceux, à des bourses d’études. La réalité, c’est que la grande majorité des jeunes mettaient fin à leurs études vers la 8e ou la 9e année.
Il y avait bien sûr les couvents de la Congrégation de Notre-Dame à Miscouche, Tignish et Rustico qui offraient un programme d’études de qualité. Mais ces institutions accueillaient beaucoup d'élèves anglophones et la place faite au français était plutôt mince. Elles ne contribuaient donc pas autant à la conservation de la langue française et à la promotion de la culture acadienne comme l’auraient souhaité les dirigeants de la SSTA.
Enfin, c'étaient surtout les filles qui poursuivaient leurs études après la 8e année. Il y avait par conséquent une grave pénurie de jeunes hommes instruits.
Face à cette lamentable situation, les dirigeants de la SSTA ont discuté à plusieurs reprises de la possibilité de fonder une école centrale acadienne-française pour desservir toute la population francophone de l'Île. Ils songeaient à une école dirigée par une congrégation religieuse masculine apte à attirer les garçons. Le père Buote, président de la SSTA, s'y connaissait dans le domaine. Avant de devenir curé de la paroisse de Mont-Carmel en 1948, il avait été le directeur de l’Académie Saint-Pierre, une école supérieure pour garçons aux Îles de la Madeleine.
En 1955, le conseil général de la SSTA décide de passer à l’action. Vu que le projet comprenait la venue à l’Île d’une nouvelle congrégation religieuse, il fallait naturellement se munir de l'approbation et de l'appui des autorités religieuses. Craignant que l’évêque du diocèse de Charlottetown ne soit pas sympathique à leur requête, on décide d’aller en discuter d'abord avec l'archevêque acadien de Moncton, Mgr Norbert Robichaud. Une délégation du conseil général menée par le père Jean Buote se rend alors à Moncton. Mgr Robichaud se montre très favorable au projet et il encourage ses visiteurs à aller « préparer le terrain ».
À la réunion du conseil général de la SSTA du mois de juin 1956, les conseillers décident d’aller immédiatement solliciter l'approbation de l'évêque de l'Île, Mgr Malcolm MacEachern, avant d'aller plus loin dans le projet d’une école régionale sous la direction d’une congrégation religieuse. Ils étaient bien conscients que le projet ne serait pas réalisable sans l'appui de l'évêque du diocèse. Le père Buote se rend donc chez Mgr MacEachern qui accorde sa permission de faire venir à l’Île une congrégation religieuse d'hommes ou de femmes pour diriger une école régionale française. Le chemin était maintenant ouvert. Il fallait s'organiser sans plus tarder.
Au mois d'octobre 1957, le conseil général de la SSTA nomme un comité de cinq personnes pour prendre en main le projet. Ce comité est composé du père Jean-François Buote, de Mont-Carmel; d’Euclide Arsenault, de Wellington, de Charles M. Arsenault, d’Abram-Village; de Gilbert Gaudet, de Bloomfield; et de J.-Edmond Arsenault, de Charlottetown. Le comité recrute presque aussitôt de nouveaux membres dans les paroisses de Baie-Egmont, de Mont-Carmel et de Wellington, car c'est dans cette région que l'on décide d’établir l'école. Euclide Arsenault et Ulric Poirier deviennent les principaux animateurs du comité. Ils se mettent aussitôt à l'œuvre afin de préparer un plan d'action : il leur faut prévoir les sources de financement et d'opération et trouver des moyens pour vendre l'idée d'une si grosse entreprise aux contribuables des douze petites commissions scolaires de la région.
Rappelons-nous qu'à l'époque la taxe scolaire était fixée et perçue au niveau local, c'est-à-dire au niveau de chaque petit district scolaire. Elle variait donc de village en village selon les dépenses que la commission scolaire locale encourait. Ainsi, une nouvelle école se traduisait en des taxes scolaires plus élevées pour les contribuables de la région, et ce, pour plusieurs années. La question financière était un problème important, car l'argent était plutôt rare dans la région composée à l'époque, surtout de petits fermiers et de petits pêcheurs qui réussissaient à peine à faire vivre leurs grandes familles.
Notons ici que depuis 1955, l'idée d'écoles régionales faisait son chemin au ministère de l'Éducation de l'Île, lequel cherchait à améliorer le système d'éducation dans la province. Enfin, en 1958, le gouvernement provincial vote une loi qui permet et encourage l'établissement d'écoles régionales dans la province. Cette loi pave, en quelque sorte, le chemin qui permet l'établissement d'une école régionale acadienne.
Une fois le plan d'action bien dressé, Euclide Arsenault et Ulric Poirier, bien convaincus de l'urgence d'une telle école, vont de district en district chercher l'appui des contribuables. Ils sont parfois accompagnés de membres du clergé local. Après ces nombreuses rencontres et beaucoup de discussions qui ont duré plus d'un an, une commission scolaire régionale est mise sur pied composée d'un représentant de chacun des douze petits districts scolaires existants. Le ministère de l'Éducation nomme Euclide Arsenault à la présidence. Lors de la première réunion tenue le 22 janvier 1960, Ulric Poirier est élu au poste de secrétaire et Arcade Barriault à celui de trésorier. À cette même réunion, on décide de construire l'école à Abram-Village. À une réunion subséquente, le commissaire de Wellington, Edmond L. Arsenault, propose que l'école porte le nom « Évangéline ». Cette proposition est adoptée à l’unanimité.
Le financement de la construction et de l’aménagement d'une école du genre n'était pas chose facile à l'époque. Le gouvernement contribuait une certaine somme, mais une partie importante de l'argent devait être amassée par les contribuables locaux. Une campagne de financement a donc été lancée et on a réussi à recueillir des dons de plusieurs individus, de sociétés, de districts scolaires, de paroisses et de maisons de commerce. Un des dons les plus importants, soit de 1000 $, est venu du Conseil de la Vie française en Amérique. Les membres de l'Assemblée législative représentant la 3e circonscription électorale du comté de Prince, le pharmacien Henry Wedge et le docteur Hubert McNeil, ont contribué 1000 $ pour l'achat du terrain de l'école. Mais les dons étaient loin de suffire pour couvrir toutes les dépenses qu’un tel projet engendrait. Grâce à la collaboration du gouvernement provincial, la nouvelle commission scolaire a pu faire un prêt substantiel à la Banque provinciale du Canada.
Entre-temps, certains membres du clergé anglophone de l'Île se sont opposés à ce projet d’école pour les francophones. Selon leur argument principal, cette école allait nuire aux écoles secondaires « catholiques » que dirigeaient les religieuses de la Congrégation de Notre-Dame, principalement celle de Miscouche fréquentée par plusieurs jeunes de Baie-Egmont, de Mont-Carmel et de Wellington. Ils ont fait circuler une pétition pour s’opposer à l’ouverture de cette nouvelle école, ils ont exercé de la pression sur le ministre de l'Éducation et ils se sont même rendus en délégation chez les curés de Baie-Egmont et de Mont-Carmel, soit les pères Nazaire Poirier et Jean-François Buote. Mais leurs démarches ont évidemment échoué. Le projet d’une école secondaire acadienne jouissait de l'appui entier du ministère de l'Éducation, dont le Dr George Dewar était le ministre, et de certaines autres instances gouvernementales. Les leaders du projet s'étaient d’ailleurs assurés de l'appui du parti conservateur de Walter Shaw entré au pouvoir au mois de septembre 1959.
Pendant que l’on planifiait la construction de l’école, le père Buote fut mandaté de faire les démarches nécessaires auprès des Religieuses de Notre-Dame-du-Sacré-Coeur de Moncton dans le but d'obtenir des soeurs enseignantes acadiennes pour la nouvelle école, et aussi pour enseigner dans quelques-unes des écoles élémentaires de la région. La supérieure-générale, soeur Marie-Jeanne-de-Valois, acquiesça à sa demande et lui promit de lui envoyer de ses meilleures éducatrices.
En 1959, un an avant l'ouverture de l'École régionale Évangéline, les premières de plusieurs religieuses acadiennes du Nouveau-Brunswick sont arrivées dans la région Évangéline où elles ont oeuvré pendant vingt ans. Elles ont amené à l’Île une fierté et un respect pour la langue française et la culture acadienne qu'elles se sont dévouées à transmettre à leurs élèves. Parmi ces nombreuses religieuses, il y avait soeur Marie-Carmélice (Herménie Doiron) et soeur Marie-Jeanne d'Arc (Alida Gaudet) qui devenaient, avec Beatrice Arsenault, les premières enseignantes de l’école. Soulignons qu’un homme faisait aussi partie du corps enseignant dès l’ouverture de l’école, mais seulement à temps partiel. Il s’agissait d’Édouard Poirier à qui la Commission scolaire accordait un contrat pour enseigner la musique.
Au début du mois de septembre 1960, l’école ouvrait ses portes et accueillait ses premiers élèves. Ils étaient 96 regroupés en trois classes, soit en 9e, 10e et 11e année. Cette première année, soeur Marie-Carmélice assuma la direction de l’école, responsabilité qui passa à soeur Jeanne-d’Arc l’année suivante. Elle devenait en même temps la première titulaire de la 12e année.
En présence de plusieurs dignitaires de l’Île et du Nouveau-Brunswick, l’ouverture officielle a eu lieu le 26 octobre 1960. Le ministre de l’Éducation, le Dr George Dewar, déclarait à cette occasion que les Acadiens de la région donnaient l’exemple au reste de la province où sept autres écoles régionales étaient en voie d’établissement. Il était approprié, disait-il, que les premiers colonisateurs de l’Île soient aussi les pionniers pour amener l’instruction supérieure à la portée de tous. Il a poursuivi son discours en affirmant que les gens de la région avaient vu clair et qu’ils s’étaient rendus compte du besoin et qu’ils avaient agi en conséquence avec une unanimité qui était à leur honneur et un exemple pour le reste de la province.
L’École régionale Évangéline a vite pris de l’expansion. En 1961, elle accueillait une classe de 12e année ainsi qu’une 8e année. En 1962, une deuxième classe de 8e année s’est ajoutée alors qu’en 1963 on faisait de la place pour une 7e année. Avec cette importante augmentation de la population scolaire, la commission scolaire décidait aussitôt d’agrandir l’école pour y ajouter, en 1964, quatre nouvelles salles de classe, une bibliothèque, deux laboratoires, une cuisine/salle de classe et deux bureaux.
Dès 1967, la dynamique Commission scolaire Évangéline prit la décision de construire une autre école régionale pour regrouper les élèves de la 1re à la 8e année. Celle-ci, érigée à côté de l’école secondaire, portera le nom « École consolidée Évangéline ». Dès 1968, elle accueillait les élèves de la paroisse de Baie-Egmont et du village de Wellington. Les contribuables de la paroisse de Mont-Carmel, ne voulant pas perdre leurs écoles, ont d’abord opté de ne pas faire partie de ce nouveau projet. Ce n’est qu’en 1977 que tous les élèves de Mont-Carmel du niveau élémentaire sont entrés à l’École consolidée Évangéline et que les dernières petites écoles rurales de la région ont fermé leurs portes. La même année, un nouveau projet de construction se déroulait à Abram-Village. Les deux écoles Évangéline étaient reliées par un agrandissement qui allait permettre l’aménagement de plusieurs locaux tels une cafétéria, un gymnase auxiliaire, une salle de conférence, un local des arts et métiers, un centre administratif, etc. L’ouverture officielle a eu lieu le 20 novembre 1978. On donnait alors à tout l’ensemble scolaire le nom de « Centre d’éducation Évangéline ». Cependant, les deux écoles conservaient leur indépendance jusqu’en 1985. Cette année-là, elles ont été unies sous une même direction et nommée simplement « École Évangéline ».
Les fondateurs de l’É.R.É. voulaient une école où les élèves pourraient s’épanouir en français tout en maîtrisant la langue anglaise. Dès son ouverture, le français est devenu effectivement la langue principale de l’école, c’est-à-dire la langue parlée en classe et dans toutes les activités scolaires par les enseignants et les élèves. Par contre, jusqu’à 1977, le programme d’étude était essentiellement de langue anglaise, c’est-à-dire que l’on devait suivre le programme d’études préparé par le ministère de l’Éducation, lequel s’appliquait à toutes les écoles secondaires de la province sans distinction de langue. Mais ce qu’il y avait de particulier dans le programme d’étude à l’École régionale Évangéline, c’est qu’il comprenait un peu plus de grammaire et de lecture françaises qu’exigeait le programme du ministère. Soulignons aussi que la première période de la journée était consacrée aux études religieuses avec des manuels en langue française.
La première remise de diplômes de 12e année a eu lieu le 1er juillet 1962. Dix étudiants, soit cinq filles et cinq garçons, ont reçu des mains du président de la commission scolaire, Euclide Arsenault, leur diplôme de 12e année. Depuis, 1400 jeunes ont reçu leur diplôme de 12e année de l’École Évangéline dont plusieurs venant de l’extérieur de la région Évangéline. Ces diplômés se trouvent aujourd’hui à travers le pays, aux États-Unis et ailleurs dans le monde. Après des études à l’extérieur, plusieurs sont revenus enseigner à leur Alma Mater, certains y ont même exercé toute leur carrière.
Comme le souhaitaient les fondateurs, l’École Évangéline a contribué de façon significative à la survivance de la langue française et à la vitalité de la culture acadienne dans la région Évangéline et dans l’Île-du-Prince-Édouard en général. Nombreux sont les anciens et les anciennes élèves de l’école qui ont joué, et qui jouent encore, un rôle important dans les organismes acadiens et francophones de la province. Ils sont aussi nombreux ceux et celles qui, grâce à leur bilinguisme, se sont décrochés un poste dans la fonction publique, tant fédérale que provinciale. Enfin, que dire de tous ceux et celles qui sont demeurés dans leur région natale, ou qui y sont revenus, et qui contribuent quotidiennement à faire de cette région acadienne l’une des communautés les plus dynamiques de la province.